J’ai sans doute

J’ai sans doute été imprudente. J’ai cédé une fois de plus à ce que Philippe appelle ma « bonne nature ». Il va falloir que je discute avec lui. J’ai déjà dit que c’était un mari libéral et qu’il était bien trop pris par son aérologie pour se faire beaucoup de souci à mon sujet ; mais tout de même il faut que je lui parle.

Je lui parle. Je profite d’une émission un peu languissante consacrée aux volcans – c’est un sujet qu’il adore, mais ce soir, malgré le spectacle des éruptions, malgré l’éloquence rustaude d’Haroun Tazieff, il somnole, il est rentré tard et a eu une journée chargée – pour couper franchement la télé et lui demander de m’écouter. Il accepte en rechignant. Je lui expose la situation. Il a très vite compris et sa réponse est celle que je prévoyais. Ce type-là, dit-il, tu te le fais (je m’excuse, mais c’est son langage) si tu en as envie, je pense que ça lui ferait certainement très plaisir (c’est aussi son langage), mais je te conseille de prendre beaucoup de précautions, surtout préalablement. Maintenant, si tu veux, nous allons dormir. Je suis furieuse. Je dis : Non, on ne va pas dormir, je n’ai pas sommeil, je veux discuter ! L’ennui est que Philippe, lui, ne veut jamais discuter. Il regarde, d’un œil nostalgique, du côté de l’écran de télévision. Il n’aime pas le voir tout gris, tout vide. Je soupçonne que cela lui donne un sentiment de panique réellement douloureux. Mais, ce soir, il subira. Le problème que je lui ai exposé mérite tout de même mieux que trois mots ou deux phrases bâclées. Il n’en paraît pas du tout convaincu et je sens que ses paupières sont lourdes. Ses cils battent. De merveilleux cils. Il a un charme fou, mais un charme dont il ne fait, hélas, aucun usage. À tel point que, là, devant lui, entre le fauteuil et la télé, je ne sais plus quoi dire, j’ai la parole proprement coupée. Comme il faut tout de même sortir de l’impasse avant qu’il ne s’endorme devant moi – il bâille dangereusement –, je fonce : Bon, alors, c’est d’accord, j’y vais ?

Tu fais ce que tu veux, me dit-il. Mais surveille-toi, ne dérape pas et surtout n’oublie pas que je t’aime. Il s’est levé et se dirige déjà vers la chambre. Mais il se ravise, il a sans doute quelque chose à ajouter. Après un temps d’hésitation : Tu sais, tu commençais à avoir un vrai job, ça semblait prendre vraiment tournure et te rendre contente, ne va pas gâcher ça pour des salades. Salades, c’est aussi de sa langue. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire en ce moment ? De toute façon, je sens qu’il n’ajoutera rien. Il a déjà fait passer son pull par-dessus sa tête et il va se coucher.

 

Avec Sora, c’est un peu plus complexe. Car je le consulte lui aussi. On ne dira pas que j’agis à la légère. Je prends des avis. Le « vieux maître », comme il fallait s’y attendre, est consterné. Mais je sais depuis longtemps qu’avec moi, et sur ce genre de sujet, il n’est pas objectif. Tu vas tout gâcher ! Il dit exactement la même chose que Philippe, mais sur un autre ton, et avec une autre voix. Avec surtout des préoccupations et des arrière-pensées bien différentes. Pourtant, le premier choc passé, il affecte le détachement le plus complet, la plus parfaite neutralité. Tu fais ce que tu veux, comme tu veux ! Encore la même chose que Philippe, décidément. Ils sont tous les mêmes. Ils respectent tous ma liberté. Je crois que je ne trouverai plus jamais de père : depuis que le mien s’est éclipsé sans tambour ni trompette, je n’ai plus eu la moindre chance de le remplacer. Eh bien, Marie-Constance, sois grande, sois adulte, décide toute seule de ta conduite ! C’est moi qui parle en ce moment, comprenez bien ! Ce n’est pas Sora. Il reste muet comme une carpe. Il est bien trop contrarié par ce que je lui ai appris pour dire quelque chose. Mais je le presse. Il faut qu’il joue son rôle. Il faut qu’il me donne son opinion. Oui, Monsieur Sora, vous devez. Allez, parlez, dites.

Alors, tout d’un coup, brusquement, il dit. C’est un jet brûlant de paroles sartriennes où je distingue : Ma petite, dans la vie on est toujours libre et on est toujours seul, fais ce qui te plaît, fais ce qui t’amuse, mais dans ce cas ne demande pas de conseil… si ça t’amuse de coucher avec ce monsieur, couche… il est bien évident qu’il ne demande que cela… je t’avais mise en garde… c’est ton problème, pas le mien… seulement, il y a des amusements qui peuvent coûter cher… avoir toutes sortes de conséquences incalculables, tu le sais aussi bien que moi… alors, pèse bien tout… du jour où tu as décidé de passer cette annonce, je t’ai bien dit que tout pouvait arriver, qu’elle éveillerait forcément l’attention des fous, des maniaques, des détraqués… à plus forte raison d’un P.-D.G. désœuvré, quoi qu’il raconte, et probablement en liquidation ou en faillite… séparé, divorcé de surcroît, et pleurnichard comme ce n’est pas croyable… si je t’ai bien comprise, si je t’ai bien suivie… peut-être te plaît-il, peut-être ressemble-t-il à Bernard Tapie, c’est ton affaire… prends tes risques… de toute façon tu n’en as toujours fait qu’à ta tête, non ?… mais si tu veux vraiment un avis, je te le donne : regarde bien où tu vas t’embarquer… et n’oublie pas que tu as mis cette annonce pour faire de la lecture, c’est-à-dire pour avoir une activité intéressante et digne… c’était une gageure, mais ça paraissait sur le point de réussir… du moins, à t’en croire… alors, à mon avis, tu ferais mieux de t’en tenir à la lecture !

Enfin, il est sorti de lui-même. Il s’est exprimé. Il a bougé. Je suis vraiment très heureuse. Je le regarde avec une sorte d’admiration passionnée. Son visage est coloré d’émotion. C’est beaucoup mieux qu’avec Philippe. Il s’engage, lui. Je crois qu’au-delà des années, je conserve un sentiment très fort à son égard. Mais pourquoi ai-je toujours envie de faire le contraire de ce qu’il dit ? Je pense que ma décision est prise.